— Je pose les questions, ne t’en déplaise, ancêtre. Et tu réponds, si tu ne veux pas que je t’abatte avec cette arbalète. Ainsi, Faerûn aurait un nouveau Magister.

Surgie du néant, l’arme flotta sous les regards alarmés des marchands.

— Oh ! Tu me lances un défi ?

— A moins que tu m’y forces, non. C’est un simple avertissement. Obéis ou meurs. N’importe quel roi donne le même choix à ses sujets.

— Ta contrée doit être des plus barbares, observa le Magister, sarcastique. Se peut-il, Neldryn Falconyr, que tu aies fait d’Athalantar une tyrannie ? J’ai entendu parler de toi et de tes confrères, les seigneurs mages… en mal. Par Mystra, je te défie ! Et que le meilleur l’emporte !

Il disparut ; la chaîne tomba sur le sol. Le carreau que Falconyr décocha mordit la poussière.

— Que tout ce qui était caché soit révélé ! tonna le mage royal.

A son grand dam, son adversaire se rematérialisa devant lui. Les autres sorciers s’unirent contre le Magister, tandis que les marchands épouvantés quittaient la table en hâte. Des éclairs et des rayons firent valser les plats… là où la cible se tenait une seconde plus tôt.

— Ceux qui vivent pour foudroyer…, lança le Magister, rematérialisé sur le balcon (avec un hoquet d’effroi, Elminster fit volte-face)… périront par la foudre.

Il tendit les doigts… Partout où les rayons frappèrent, la matière et la chair se volatilisèrent.

La chaîne s’éleva avec un tintement caractéristique.

Falconyr incanta. Un éclair aveuglant fut suivi d’un rugissement. Au moment où le mage royal détruisait en partie le balcon, Elminster plongea, se rattrapant in extremis.

— C’est tout ce que tu sais faire, Falconyr ? Avec de si piètres talents et encore moins de cervelle, croyais-tu pouvoir m’abattre ?

La chaîne s’enroula autour du cou d’un des sorciers que le Magister faisait léviter.

— Ainsi, tu es un seigneur mage, Maulygh… Depuis longtemps, tu es dévoré d’ambition et tu crois donner le change… Tu brûles d’écraser tout le monde et de t’emparer du trône. Ton règne n’aurait rien de modéré ni d’avisé.

Le Magister agita une main dédaigneuse. La chaîne se tendit avec une force inouïe, décapitant Maulygh. Son corps ensanglanté resta suspendu en l’air. La chaîne glissa vers le convive suivant.

— Mais qu’avons-nous là ? Un marchanda de parfums et de bières… Othyl Naerimmin, tu organises des empoisonnements collectifs.

Un nouveau décapité flotta en l’air.

Couvrant presque les incantations des autres mages, un cri de terreur éclata. Ignorant le raffut, le Magister épargna un marchand bedonnant, qui sortit de la salle en gémissant.

En revanche, un sorcier mourut l’invective aux lèvres.

Le mage royal cracha un mot de pouvoir. Une boule de feu éclata contre le balcon. Elminster se recroquevilla dans un coin, échappant de peu à la fournaise.

Le Magister soupira.

— Des boules de feu… Toujours des boules de feu… Les jeunes n’ont-ils aucune imagination ?

La chaîne tua encore deux fois, Falconyr restant seul au milieu des décombres et des cadavres mutilés.

— T’occire me plairait beaucoup, je l’avoue, dit le Magister. Pourtant, si tu renonçais à tes prétentions sur ce royaume et acceptais de servir Mystra, je t’épargnerais.

Pour toute réponse, Falconyr le maudit de plus belle et fit une dernière tentative. La bête surgie de nulle part fondit sur le Magister… Ses serres mordirent la poussière.

Le Cristal Liant décapita sa dernière victime, renvoyant la création ailée au néant.

Le vainqueur se tourna vers Elminster, recroquevillé et tremblant.

— Es-tu un seigneur mage ou un serviteur ?

— Ni l’un ni l’autre.

Rassemblant son courage, le jeune homme sauta et se réceptionna rudement sur le sol maculé de sang ; aussitôt, des flammes le cernèrent. La colère oblitéra sa peur et il fit volte-face pour affronter à son tour le terrible archimage.

— Ne vois-tu pas que je n’ai aucun lien avec ces gens ? Ne vaux-tu pas mieux que ces tyrans ? Ou tous les enchanteurs deviennent-ils des êtres assoiffés de pouvoir qui prennent plaisir à estropier, détruire et terrifier ?

— Tu n’es pas… des leurs ?

— Des leurs ? Je les combats quand je l’ose, et j’espère un jour libérer Athalantar de cette vile engeance ! (Radouci, il lâcha :) Seigneur, je parle comme les ménestrels, maintenant !

Le Magister le dévisagea.

— Ce n’est pas inintéressant comme attitude. Si tu survis à ta propre arrogance…

Il sourit soudain ; Elminster lui rendit son sourire.

À leur insu, des yeux désincarnés apparurent au milieu des décombres et les épièrent.

— Lis-tu vraiment dans le cœur des gens ? bafouilla Elminster.

— Non.

Le mur de flammes s’évanouit.

— Vas-tu me foudroyer ou m’épargner ?

— Tuer d’honnêtes gens n’est pas dans mes habitudes. Tu as le don de mage-vision, mon garçon. Pourquoi ne t’essaies-tu pas à la sorcellerie ?

Elminster lui lança un regard noir.

— Je m’y refuse. Tous les enchanteurs, autour de moi, sont des serpents qui vivent pour terroriser autrui, comme d’autres font claquer leur fouet… Ils tuent pour un oui ou un non ou… (il balaya du regard le hall en ruine ; les yeux magiques disparurent un instant pour éviter d’être repérés) s’amusent à détruire une salle en une minute. Laisse-moi en dehors de tout ça, seigneur.

Elminster eut soudain très peur. Après tout, le Magister était humain, lui aussi.

— Ceux qui rechignent à étaler leur puissance font les meilleurs sorciers, répondit le vieil homme d’un ton égal.

Son regard perçant parut sonder El jusqu’à l’âme… Il conclut d’un ton triste :

— Et ceux qui vivent de rapines finissent toujours par se léser eux-mêmes.

— Dérober ne m’apporte aucun plaisir. Je le fais pour ne pas mourir de faim… et pour rendre la monnaie de leur pièce aux sorciers.

— Voilà pourquoi tu m’écouteras peut-être. Autrement, je n’aurais pas gaspillé ma salive.

Un bruit de bottes alerta le voleur.

— Des soldats ! Il faut déguerpir ! souffla-t-il sans se rendre compte qu’il s’adressait au premier archimage de Faerûn.

Elminster fonça sous la première arche qui ne résonnait pas du martèlement des bottes.

Un marchand à bout de souffle surgit dans le hall dévasté, menant un détachement armé.

— Là ! s’écria-t-il, désignant le Magister.

Les carreaux et les boules de feu, une fois de plus, mordirent la poussière. Les cadavres en lévitation tombèrent sur les gravats. Livides, les guerriers invoquèrent Tempus pour les protéger.

Puis la poursuite s’engagea, ayant Elminster pour objet.

Il fonça dans les cuisines et les escaliers, avant de trouver refuge dans la réserve de viandes salées. La chance lui sourit : la demeure était assez ancienne pour comporter un vide-ordures qu’il n’eut aucun mal à dénicher. Les pieds devant, Elminster plongea… dans les eaux du fleuve.

La chute fut plus longue qu’il aurait cru… et l’eau plus froide. Quand il refit surface, ignorant les masses informes qui flottaient autour de lui, il nagea en silence. Les soldats étaient capables de le poursuivre jusque dans les égouts.

Elminster rassembla ses esprits. En une nuit, le mage royal et trois de ses séides avaient trouvé la mort. Lui revenait bredouille de l’aventure, sans une pièce en poche après tous ces efforts.

— Merci, Tyche, murmura-t-il avec gratitude.

Il était sorti vivant de ce hall des horreurs… C’était quelque chose. De puissants nécromanciens ne pouvaient pas en dire autant ! La prudence étouffa le cri de joie qu’il aurait voulu pousser. Ragaillardi, il longea les docks à la brasse.

Quand il se hissa sur un quai désert et rentra à pied, transi jusqu’aux os, son euphorie retomba. À sa place, Farl aurait déjà été en train de cambrioler les victimes du Magister…

— Mais je ne suis pas Farl, murmura Elminster, ni un bon voleur. J’excelle surtout dans la course à pied !

Pour le prouver, il démarra en flèche au moment où un soldat surgissait, hallebarde en main, stupéfait de reconnaître le voleur. La poursuite reprit de plus belle. Puis le soldat s’écroula, assommé en pleine course.

— Eladar !

Au bout de la rue, El se retourna ; les poings sur les hanches, Farl le regardait.

— On ne peut pas te laisser seul un instant, je vois…

Il s’agenouilla et détroussa sa victime.

— Il y a eu du grabuge chez Havilyn. Il a surgi à bout de souffle pour avertir Fentarn, et on nous a tous fait vider les lieux en quatrième vitesse. Je n’aurais jamais cru ces riches propriétaires encore capables de se servir de leurs jambes pour courir…

— J’ai assisté au « grabuge » en question. Voilà pourquoi ce soldat était à mes trousses.

— Raconte !

— Plus tard. D’abord, je te décris ceux qui sont morts cette nuit, tu me donnes leurs noms et on rend une petite visite à leurs foyers, avant que les vautours se partagent les biens de ces nobles défunts…

— Bien dit, ô prince des voleurs.

Dans son exaltation, il ne vit pas Elminster tiquer au mot « prince ».

— Voilà une bonne chose de faite, conclut Farl avec satisfaction, une fois leurs derniers trésors mis à l’abri. Maintenant, retirons-nous dans un coin tranquille pour discuter à notre aise.

— Le cimetière ?

— D’accord… Après nous être assurés qu’il ne s’y love pas de jeunes tourtereaux.

Une fois installés, Elminster narra son aventure.

— Je croyais que le Magister n’existait que dans les légendes ! s’écria son ami.

— Non. Il est effrayant et magnifique à la fois. Il a jugé ses adversaires sans passion et leur a infligé le sort qu’ils méritaient, n’épargnant que les moins coupables. (Les yeux brillants, il regarda fixement la lune.) Avoir un tel pouvoir, un jour… et ne plus jamais fuir devant des nécromanciens !

— Je croyais que tu détestais ces jeteurs de sorts.

— Les seigneurs mages, en tout cas. Néanmoins, il y a quelque chose, dans ce déferlement d’énergie…

— De fascinant ? Je comprends ce que tu ressens. A ta énième tentative infructueuse, ça te passera, crois-moi. Il vaut mieux admirer tout ça de loin… ou mourir vite. Maudits sorciers ! (Il bâilla.) Bon, assez travaillé pour cette nuit !

— Si nous allions dormir chez Hannibur ? proposa Elminster.

— Ses ronflements réveilleraient les morts !

— Exactement !

Tous deux pouffèrent de rire et s’enfoncèrent dans les ruelles, évitant les patrouilles. Puis, juchés sur le toit du boulanger, intrigués de ne rien entendre, ils se penchèrent à une lucarne… et virent arriver Shandathe Llaerin.

— Me voici, mon amour, souffla-t-elle.

— Enfin ! s’écria le vieil homme, courant lui ouvrir. Viens vite au lit. J’ai hâte de sentir tes mains de velours…

Elminster et Farl se regardèrent avec ravissement, s’apprêtant à épier les ébats du couple.

Hélas, deux minutes plus tard, ils ronflaient comme des sonneurs.